Analyse de la jurisprudence sur la discrimination cumulée et intersectionnelle (juillet 2025)
Depuis l’adoption de la loi du 28 juin 2023, les notions de discrimination intersectionnelle et de discrimination cumulée ont été intégrées dans les législations fédérales antidiscrimination. Les entités fédérées ne sont pas en reste : elles ont également reconnu les discriminations multiples, soit de manière expresse s’agissant de la Région Bruxelles-Capitale et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, soit de manière plus implicite en précisant qu’une discrimination peut être fondée sur plusieurs critères protégés pour ce qui est de la Région wallonne, la Communauté germanophone et la Région flamande.
S’il est un peu prématuré, 2 ans après l’entrée en vigueur de cette loi, d’en dresser un premier bilan, nous avons souhaité saisir l’opportunité de cet ‘anniversaire’ pour dédier une contribution à l’intersectionnalité et à la discrimination multiple :
I. Origine du concept d’intersectionnalité
C’est à Kimberlé Crenshaw, professeure de droit afro-américaine, que l’on doit le concept d’intersectionnalité. Elle le développe dans le cadre de l’analyse d’une décision de justice rendue dans une affaire opposant une travailleuse, Emma DeGraffenreid, à son ex-employeur, l’entreprise General Motors (U.S. District Court (Eastern District of Missouri), DeGraffenreid v. General Motors Assembly Div., 4 mai 1976, 413 F. Supp. 142).
En raison des difficultés financières que traversait l’entreprise, il est décidé de licencier des employé·es selon la règle « Last Hired, First Fired ». Or, historiquement, avant les années 70, l’entreprise n’avait engagé aucune femme noire. De ce fait, elles sont les premières à être licenciées. Plusieurs travailleuses noires, parmi lesquelles Emma DeGraffenreid, décident alors de contester leur licenciement et invoquent une discrimination conjointe qu’elles ont subie en tant que femmes noires, sur la base des critères protégés du sexe et de la race.
Le juge décide toutefois d’analyser distinctement ces critères et conclut à l’absence de discrimination. En effet, il considère qu’il n’y a pas de discrimination sur la base du sexe dès lors que les femmes blanches engagées dans l’entreprise avant 1970 ne sont pas concernées par la mesure, pas plus que les hommes noirs, ce qui lui permet d’également écarter la discrimination raciale. Or, pour les plaignantes, c’est précisément parce qu’elles étaient à la fois noires et de sexe féminin qu’elles ont été victimes de discrimination.
Par la conceptualisation de la notion d’intersectionnalité, Kimberlé Crenshaw cherche à dénoncer la manière dont est traditionnellement appréhendé le cadre antidiscrimination et à visibiliser la situation de désavantage spécifique que vivent les personnes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs critères protégés.
Bien que développée dans le domaine du droit et de la non-discrimination, la notion d’intersectionnalité n’y est pas restée cantonnée et peut se définir comme « un concept théorique, une approche analytique et un outil juridique et politique qui rend compte des différentes couches d'avantages et de désavantages que chacun·e subit en fonction des systèmes sociétaux et structurels » (Center for intersectional justice, Intersectionality at a glance in Europe, Fact-sheet, mars 2020, p. 2) (traduction libre).
Si la conceptualisation de la notion d’intersectionnalité date de 1989, la problématique qu’elle tend mettre en exergue a été préalablement pensée et théorisée par d’autres comme bell hooks, Angela Davis, Audre Lorde ou encore, dès le milieu du 19e siècle, par Sojourner Truth. Militante pour les droits des femmes et par ailleurs antiesclavagiste, cette dernière est connue pour son discours Ain't I a Woman ? (Ne suis-je pas une Femme ?) prononcé le 29 mai 1851, remettant en question la catégorie ‘femme’ prétendument ‘universalisée’ qui ne représentait pourtant que les problématiques et les intérêts des femmes blanches.
II. La discrimination multiple et ses différentes formes
Terme générique, la discrimination multiple vise une situation dans laquelle une personne fait l’objet d’une différence de traitement sur la base de plusieurs motifs discriminatoires.
Elle peut prendre des formes distinctes : une discrimination peut être successive, cumulée (ou additive) ou intersectionnelle.
- Une discrimination successive se produit lorsqu’une personne fait l’objet de plusieurs traitements discriminatoires sur la base de différents motifs opérant séparément et à des moments distincts. Par exemple, un homosexuel issu d'une minorité ethnique peut être harcelé sur son lieu de travail en raison de son orientation sexuelle et se voir refuser un emploi sur la base de son origine ethnique.
- Une discrimination multiple peut ensuite prendre la forme d’une discrimination cumulée ou additive. Elle vise alors une situation dans laquelle, à un moment donné, une personne est traitée différemment pour plusieurs motifs, de sorte que ceux-ci s’additionnent tout en pouvant être dissociés. Par exemple, la candidature d'un homme de 44 ans est refusée parce que l'employeur suppose qu'il ne sera pas capable de travailler dans une équipe composée uniquement de femmes âgées de 20 à 30 ans. L'homme est donc doublement discriminé : sur la base de son âge et sur la base de son sexe.
- Enfin, une discrimination intersectionnelle vise la situation dans laquelle un individu ou un groupe d'individus sont discriminés sur la base de critères qui sont tellement imbriqués qu'ils créent une forme unique et spécifique de désavantages. Les critères protégés interagissent et deviennent inséparables par l'interaction de différents systèmes de pouvoir liés notamment au contexte socio-économique.
Dissocier la discrimination cumulée de la discrimination intersectionnelle peut se révéler difficile. Pour clarifier cette distinction, plusieurs exemples peuvent être cités :
- Une personne a envoyé son CV via le site internet du VDAB (le service public de l’emploi et de la formation en Flandre) à une société d’ambulances, qui recherchait un chauffeur pour le transport de malades. Le candidat, de nationalité belge, a mentionné dans son CV son nom de famille et son lieu de naissance, qui indiquent qu’il est originaire d’Europe de l’Est. Il reçoit une réponse de la gérante, qui pensait répondre à un collègue du VDAB : « Etranger, 22 ans, aucune expérience, inutile de m’envoyer ça. Pas d’étrangers, pas de personnes sans expérience et pas de femmes avec de jeunes enfants, c’est voué à l’échec dès le départ ». En l’espèce, une discrimination (unique) a été reconnue sur la base d’un critère racial. (Tribunal correctionnel de Flandre orientale, division Gand, 17 février 2021). Toutefois, si la personne envoyant son CV avait été une femme d’origine étrangère avec de jeunes enfants, le refus d’embauche aurait constitué une discrimination cumulée puisqu’elle aurait cumulé 2 "désavantages". On peut la distinguer de la discrimination intersectionnelle dès lors que chacun de ces critères pris séparément aurait mené à un traitement défavorable .
- Un employeur propose une formation à ses employé·es, mais comme il reçoit trop de demandes, il décide de sélectionner les candidatures sur la base d’un critère apparemment neutre : le temps de travail effectué en Belgique. Ce critère peut engendrer, d’une part, un désavantage particulier fondé sur la nationalité puisque les personnes ayant travaillé dans un autre Etat ne sont pas prises en compte, ce qui est davantage susceptible d’impacter les travailleur·ses de nationalité étrangère. D’autre part, il désavantage également les femmes, qui sont plus souvent employées à temps partiel, ayant dès lors un temps de travail réduit par rapport aux hommes. Ainsi, ce critère de sélection pourrait désavantager tant les travailleurs de nationalité étrangère que les femmes et, par voie de conséquence, une femme étrangère pourrait être victime d'une discrimination cumulée, étant doublement désavantagée.
- Dans le domaine du logement, peut constituer une discrimination cumulée, un bailleur qui exige du futur locataire d’avoir une rémunération supérieure à 3.000 euros par mois et en parallèle, refuse de louer son bien à toute personne d’origine maghrébine. La personne qui gagne moins de 3.000 euros peut faire l’objet d’une discrimination sur la base de la fortune, celle d’origine maghrébine sur la base de la prétendue race et la personne d’origine maghrébine qui perçoit une rémunération inférieure à 3.000 euros subit une discrimination cumulée.
- A contrario, a été considéré comme une discrimination intersectionnelle, le refus d’engagement d’une femme asiatique d’origine vietnamienne qui était basé sur des stéréotypes émis à l’égard des femmes asiatiques par certains membres du jury qui l’avaient auditionnée, pour établir une présomption de discrimination. En première instance, la juridiction a analysé séparément les critères protégés et considéré qu’il n’y avait pas discrimination sur la base de la race au motif que le jury avait émis des commentaires positifs sur la candidature d’un homme asiatique. Elle a aussi conclu à l’absence de discrimination sur la base du sexe en se fondant sur des commentaires positifs émis sur la candidature d’une autre femme. En appel, après avoir fait référence à « la nature particulière de son vécu », la juridiction a réformé cette décision en adoptant une approche intersectionnelle : « Les femmes asiatiques font l’objet d’un ensemble de stéréotypes et de préjugés qui n’affectent ni les hommes asiatiques ni les femmes blanches. En conséquence, elles peuvent être victimes de discrimination même en l'absence de discrimination à l'égard de ces derniers » (U.S. Court of Appeals (9th Circuit), Lam v. University of Hawaii, 11 octobre 1994, 40 F. 3d. 1551) (traduction libre).
III. La consécration de la discrimination multiple au niveau national et européen
Au niveau national, à la suite notamment des recommandations du rapport de la Commission d’évaluation des lois fédérales tendant à lutter contre la discrimination (Rapport final “Combattre la discrimination, les discours de haine et les crimes de haine: une responsabilité partagée”, 2022) et du rapport d’évaluation de ces lois d’Unia, il a été décidé d’introduire la discrimination multiple dans les législations fédérales.
Dans les travaux préparatoires, il est précisé que celle-ci peut prendre 2 formes : la discrimination cumulée et la discrimination intersectionnelle (Doc. Parl., Ch., 2022-2023, n° 55 3366/001, p. 8).
La loi du 28 juin 2023 définit :
- la discrimination cumulée comme « la situation qui se produit lorsqu’une personne subit une discrimination suite à une distinction fondée sur plusieurs critères protégés qui s’additionnent, tout en restant dissociables » ;
- et la discrimination intersectionnelle comme la « situation qui se produit lorsqu’une personne subit une discrimination suite à une distinction fondée sur plusieurs critères protégés qui interagissent et deviennent indissociables ».
L’introduction de la notion de discrimination multiple n’est pas sans conséquence tant sur le système de justification prévu par les législations antidiscrimination que sur l’indemnisation du préjudice subi.
- S’agissant de l’impact sur les motifs de justification, il est pertinent de rappeler que selon le domaine dans lequel prend place la distinction de traitement et le critère protégé à la base de celle-ci, la justification d’une distinction qui permet d’écarter la qualification de discrimination varie. Il a donc été prévu par les législations précitées que lorsqu’une personne fait l’objet d’une distinction de traitement sur la base d’au moins 2 critères, c’est le régime de justification le plus favorable à cette personne qui sera toujours appliqué et ce, que ces critères proviennent d’une ou de plusieurs lois. Ainsi, si une personne se voit refuser l’accès à un événement en raison de sa couleur de peau et du type de revenus qu’elle perçoit, cette différence de traitement est nécessairement constitutive de discrimination puisqu’en l’espèce, il n’est pas possible de justifier une distinction de traitement reposant sur les critères raciaux.
- Concernant le système d’indemnisation du préjudice subi par la victime de discrimination, la loi du 28 juin 2023 reconnait la possibilité au juge de cumuler les indemnisations forfaitaires « pour tenir compte du nombre additionné de critères cumulés » ou « interagissant de manière indissociable ». Il est précisé dans les travaux préparatoires que lors de la détermination de celles-ci, doit être pris en considération le préjudice spécifiquement subi par la victime ainsi que la situation vulnérable dans laquelle elle peut se trouver (Doc. Parl., Ch., 2022-2023, n° 55 3366/001, p. 10). Si la Communauté française a fait le choix dans son décret du 12 décembre 2008 de répliquer le régime développé au niveau du fédéral, ça n’est pas le cas de la Région de Bruxelles-Capitale qui, en cas de discrimination cumulée, prévoit quant à elle le cumul automatique des indemnisations.
Enfin, il est intéressant de préciser que l’intégration de la discrimination multiple n’équivaut pas à proprement parler à la consécration de nouvelles formes de discrimination, aux côtés de la discrimination directe ou indirecte, du harcèlement, du harcèlement sexuel, du refus d’aménagements raisonnables ou de l’injonction à discriminer. Ce sont ces différentes formes de discriminations qui, dès lors qu’elles reposent sur plusieurs critères protégés, sont constitutives de discriminations multiples. C’est en ce sens que les discriminations intersectionnelle et multiple ont été intégrées en Région de Bruxelles-Capitale dans le Code de l'égalité, de la non-discrimination et de la promotion de la diversité du 4 avril 2024, où la discrimination intersectionnelle est définie comme « discrimination directe ou indirecte, harcèlement discriminatoire ou sexuel, ou injonction de discriminer fondés simultanément sur plusieurs critères protégés, réels ou supposés, attribués en propre ou par association, qui interagissent et deviennent indissociables ».
S’agissant de l’Union européenne, la discrimination multiple a fait une timide entrée dans son arsenal législatif via les considérants des directives 2000/43/CE (du 29 juin 2000, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, considérant 14) et 2000/78/CE (du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, considérant 3) concernant le statut des femmes. Formulés de manière similaire, ces considérants disposent que « [d]ans la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement […] la Communauté cherche conformément à l’article 3, paragraphe 2, du traité CE, à éliminer les inégalités et à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, en particulier du fait que les femmes sont souvent victimes de discriminations multiples ».
Plus récemment, la directive 2024/1385 sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique reconnaît que les personnes victimes de discrimination intersectionnelle sont exposées à un risque accru de violence et oblige les États membres à répondre aux besoins spécifiques des personnes et des groupes défavorisés sur le plan intersectionnel. Les directives 2024/1500 et 2024/1499 relatives aux normes applicables aux organismes chargés de promouvoir l'égalité contraignent les organismes chargés de promouvoir l'égalité à « accorder une attention particulière à la discrimination intersectionnelle […] ».
C’est toutefois la directive 2023/970 sur l'application du principe de l'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes pour un travail de même valeur ou de même nature grâce à la transparence et à des mécanismes de contrôle qui détient la palme de la reconnaissance la plus claire et la plus détaillée de l'intersectionnalité. Elle reconnaît explicitement que la discrimination peut impliquer « un recoupement de différents axes de discrimination ou d’inégalité lorsque le travailleur appartient à un ou plusieurs groupes protégés contre la discrimination fondée sur le sexe, d’une part, et sur l’origine raciale ou ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, d'autre part». Elle poursuit : « Les femmes handicapées, les femmes de race ou d’origine ethnique différente, y compris les femmes roms, et les femmes jeunes ou âgées font partie des groupes susceptibles d’être confrontés à une discrimination intersectionnelle. Il convient donc que la présente directive précise que, dans le contexte de la discrimination en matière de rémunération fondée sur le sexe, il devrait être possible de prendre en considération une telle combinaison, de manière à dissiper tout doute susceptible d’exister à cet égard au titre du cadre juridique existant et à permettre aux juridictions, aux organismes pour l’égalité de traitement et aux autres autorités compétentes sur le plan national de tenir dûment compte de toute situation de désavantage résultant d’une discrimination intersectionnelle, en particulier à des fins de fond et de procédure, y compris pour reconnaître l’existence d’une discrimination, trouver la personne de référence appropriée, évaluer la proportionnalité et fixer, le cas échéant, le niveau d’indemnisation accordé ou les sanctions infligées » (considérant 25).
IV. La réception par la jurisprudence de la discrimination multiple
L’appréhension par les cours et tribunaux de la discrimination multiple est tributaire de la forme que prend celle-ci. En effet, si les juridictions ont sans trop de difficulté reconnu la discrimination cumulée, elles ont davantage fait preuve de réserve s’agissant de la discrimination intersectionnelle, exception faite du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes des Nations unies, dont nous n’aborderons toutefois pas la jurisprudence.
Pour illustrer notre propos, nous passerons en revue des décisions rendues par les cours et tribunaux belges dans des cas de discrimination cumulée (1.) avant d’en analyser d’autres relatives à la discrimination intersectionnelle émanant des juridictions belges et européennes (2.). Sur la question spécifique du cumul des indemnités, nous vous renvoyons vers notre Analyse de la jurisprudence sur les indemnités pour discrimination en matière de relations de travail, et leur cumul avec d’autres indemnités.
1.La discrimination cumulée
Préalablement à l’entrée en vigueur de la loi du 28 juin 2023, plusieurs juridictions avaient déjà reconnu, en filigrane, le concept de discrimination multiple, notamment en permettant le cumul des indemnités forfaitaires en cas de discrimination basée sur plusieurs critères (a contrario, C. Trav. Bruxelles, 30 novembre 2011, R.G. n° 2008/AB/51443 – Dans cette affaire, la requérante invoquait une discrimination tant sur la base de l’âge que du sexe en ce qu’elle avait été contrainte par son employeur de prester son préavis, alors qu’elle n’aurait pas dû le faire si elle avait été un homme du même âge ou une femme plus jeune. La cour du travail lui a donné raison, mais en examinant uniquement la distinction de traitement sur la base de l’âge).
Une entreprise de titres-services avait refusé d’engager un homme de 44 ans et s'était justifiée en ces termes : « Pour ce qui ne concerne pas les tâches en elles-mêmes mais mon groupe d’[employées] je n’ai que des jeunes filles entre 20 et 30 ans, je ne suis pas convaincue que toutes les chances seraient de mon côté pour [garantir] un groupe soudé… ». Ce refus était donc à la fois fondé sur le critère du sexe et sur celui de l’âge et engendrait un double désavantage résultant du cumul des caractéristiques (en l’occurrence, le fait d’être un homme plus âgé). Le tribunal du travail de Liège a reconnu la discrimination multiple et octroyé un cumul partiel d’indemnités, soit 9 mois, jugeant qu’il était face à 2 types différents de discrimination et que le dommage était « à tout le moins partiellement distinct sous l’angle moral » (Trib. Trav. Liège (div. Dinant), 11 août 2017, R.G. n° 16/294/A, Chron. D.S. 2018, liv. 5-6, pp. 242-245)
Dans une autre affaire, une entreprise pharmaceutique avait refusé d’engager une femme sourde qui était enceinte. Tant le tribunal du travail que la cour du travail d’Anvers ont estimé que cette dernière avait été victime d'une ‘triple discrimination’. La 1e discrimination était fondée sur le handicap de la requérante à qui, pendant la procédure de candidature, il a été proposé une affectation temporaire en dessous de son niveau « afin que l'entreprise puisse s'habituer à son handicap ». La 2e concernait le refus de l’engager pour le poste en raison de son handicap et la 3e discrimination reposait sur ce même refus mais fondé sur sa maternité. Contrairement au tribunal du travail qui avait accordé 3 indemnités de 6 mois pour chacune des discriminations (T. Trav. Anvers, division Anvers, 29 septembre 2020), la cour du travail a estimé que la victime avait droit à 2 indemnités forfaitaires correspondant à 6 mois de salaire brut : l'une sur la base de la loi antidiscrimination et l'autre sur la base de la loi genre (C. Trav. Anvers, division Anvers, 28 juin 2021). Par contre, la cour du travail a jugé que les discriminations subies par la victime en raison de son handicap, que cela soit lors de sa candidature ou lors du recrutement, étaient liées entre elles et à ce titre, ne devaient donner lieu qu’à l'octroi d'une indemnité forfaitaire unique.
A notre connaissance, il a pour la première fois été fait application de la loi du 28 juin 2023 dans un arrêt de la cour du travail d’Anvers. Dans cette affaire, au retour d’un congé de maternité, une femme qui avait prolongé son absence en raison de problèmes de santé a été licenciée. La cour du travail a estimé que la femme avait droit à des indemnités cumulés correspondant à 3 fois 6 mois de salaire brut, sur la base des dispositions relatives à la protection de la maternité, de la loi genre et de la loi antidiscrimination (C. Trav. Anvers, division Anvers, 4 janvier 2024)
Plus récemment, dans un jugement du 5 mai 2025, le tribunal du travail de Bruxelles a conclu que la candidate à un poste d'assistante comptable dans un bureau comptable avait été victime d'une discrimination directe cumulative injustifiée et lui a accordé une indemnité forfaitaire de 6 mois de salaire brut pour discrimination fondée sur la couleur de peau et de 6 mois de salaire brut pour discrimination fondée sur l'âge, estimant qu’il s'agissait dans chaque cas d'une atteinte différente à l'intégrité personnelle de la victime. Suite à sa candidature, elle avait pris connaissance d’une communication interne entre la gérante du bureau comptable et son fiscaliste avec le texte suivant : « pas trop mauvais mais noire et ou âge » (T. Trav. Bruxelles, 5 mai 2025).
2.La discrimination intersectionnelle
Alors que la Cour européenne des droits de l’homme a, pour la première fois, récemment expressément reconnu une discrimination intersectionnelle, la Cour de justice de l’Union européenne, au mieux évite de se positionner si elle en a l’opportunité et au pire, refuse de la consacrer.
Au niveau national, si les juridictions se sont montrées plutôt prudentes jusqu’ici, l’on tend à penser qu'à la suite à l’entrée en vigueur de la loi du 28 juin 2023, les décisions favorables devraient se multiplier.
Ouvrir La Cour de justice de l’Union européenne
La Cour de justice de l’Union européenne s’est expressément positionnée sur la discrimination intersectionnelle dans l’affaire Parris. Monsieur Parris était dans une relation stable avec un partenaire de même sexe depuis plus de 30 ans. Il enseignait au Trinity College de Dublin et avait adhéré à un régime de retraite au Trinity College. Ce régime de retraite prévoyait une pension de survie pour le conjoint ou le partenaire enregistré en cas de décès du membre. Il y avait toutefois une condition : le mariage ou le partenariat enregistré devait être conclu avant le 60e anniversaire de l’assuré. Or, il était impossible pour Monsieur Parris et son partenaire de satisfaire à cette condition. En effet, avant le 60e anniversaire de Monsieur Parris, il n’était pas possible en Irlande de se marier avec un partenaire de même sexe ou de conclure un partenariat enregistré. Pour ce motif, le Trinity College a refusé la demande de reconnaissance du droit du partenaire de Parris à une pension de survivant. Monsieur Parris a affirmé qu’il était victime d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle, son âge et une combinaison de ces 2 facteurs. Si elle admet la réalité de la discrimination intersectionnelle, la Cour refuse de la reconnaître au motif que, selon elle, les directives n’autorisent pas la discrimination fondée sur une combinaison de motifs si une telle discrimination ne constitue pas également une discrimination fondée sur les motifs pris séparément (C.J.U.E., arrêt Parris, n°C-443/15,24 novembre 2016).
Dans les autres affaires de discrimination intersectionnelle qui lui ont été soumises, la Cour a éludé la question en se fondant sur une erreur des juridictions de renvoi. Celles-ci interrogeaient la compatibilité d’une interdiction de port de signes convictionnels avec la directive 2000/78, en ce que cette mesure impactait majoritairement des femmes et à ce titre, pouvait engendrer une discrimination sur la base du genre, en parallèle d’une discrimination fondée sur la conviction religieuse. Or, c’est la directive n° 2006/54 qui était applicable, ce qui a donné à la Cour l’opportunité de botter en touche (C.J.U.E., IX c. WABE eV et M.H. Müller Handels GmbH c. M.J., affaires jointes n° C-804/18 et C-341/19, 15 juillet 2021, § 58 ; C.J.U.E., O.P. c. Commune d’Ans, n° C-148/22, 28 novembre 2023, § 49).
Ouvrir La Cour européenne des droits de l’homme
De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme a fait preuve de davantage d’ouverture et jusqu’à récemment, c’était particulièrement le cas dans l’affaire Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal (arrêt du 25 juillet 2017). Bien qu’elle ne fasse pas expressément référence au concept d’intersectionnalité, elle a condamné le Portugal pour discrimination fondée sur les critères du sexe et de l’âge, de nature intersectionnelle. L’affaire concernait une femme qui avait dû, en raison de problèmes gynécologiques importants, subir une opération. Celle-ci avait échoué et la femme en était ressortie avec de lourds handicaps ainsi qu’une très grande difficulté à avoir des relations sexuelles. La juridiction d’appel portugaise avait revu à la baisse le montant des dommages-intérêts octroyés en première instance après avoir fait référence à son âge (50 ans) et au fait qu’elle avait déjà 2 enfants. Elle se justifiait comme suit : « à la date de l’opération, la demanderesse était mère de 2 enfants et déjà âgée de 50 ans et que, à cet âge-là, le sexe ne [revêtait] plus autant d’importance que lorsqu’on est jeune, l’intérêt pour la chose diminuant avec l’âge ». La Cour adopte une approche intersectionnelle pour analyser la discrimination subie : « En l’espèce il ne s’agit pas de considérations d’âge ou de sexe en tant que telles mais plutôt de l’hypothèse selon laquelle la sexualité ne revêtirait pas autant d’importance pour une quinquagénaire mère de 2 enfants que pour une femme plus jeune. Ce postulat reflète une vision traditionnelle de la sexualité féminine – essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconnaît son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne » (§ 52).
(Pour d’autres exemples, voy. , Cour eur. dr. h., Gde ch., S.A.S. c. France, 1er juillet 2014, § 161 ou B.S. c. Espagne, 24 juillet 2012, § 67-72 où il est fait référence à « la vulnérabilité particulière de la requérante inhérente à sa situation de femme africaine travaillant comme prostituée. »)
En date du 10 décembre 2024, la Cour européenne des droits de l’homme a pour la première fois expressément nommé et reconnu une discrimination intersectionnelle dans l’affaire F.M. et autres contre la Russie. Elle a en effet estimé que l'exploitation des travailleuses migrantes en situation irrégulière constituait une discrimination au sens de l'article 14, lu en combinaison avec l'article 4, de la Convention. La Cour a cité divers documents des Nations unies sur la discrimination intersectionnelle et a donné raison aux requérantes qui avaient fait valoir qu'elles étaient victimes d'une discrimination intersectionnelle fondée sur leur sexe, leur origine ethnique et leur position sociale, qui découlait des préjugés sexistes, ethniques et anti-immigrés des autorités.
Ouvrir Les juridictions nationales
Au niveau national, les juridictions n’ont pas hésité à exprimer un certain scepticisme lorsqu’était invoquée une discrimination intersectionnelle.
- Dans une affaire introduite devant le tribunal du travail de Bruxelles, où était soulevée une discrimination intersectionnelle suite à un refus d’embauche en qualité de stagiaire d’une femme qui portait le foulard islamique au sein de l’entreprise, le juge a considéré le moyen comme dépourvu d’assise juridique : « […] il ne sera donné aucun écho dans la présente décision aux longs développements théoriques que consacre la demanderesse à la dimension intersectionnelle de la discrimination prétendue, encore qu’ils ne soient pas dépourvus d’intérêt scientifique. Non seulement la demanderesse ne précise pas quel est le régime juridique qui s’appliquerait à la discrimination intersectionnelle qu’elle dénonce, mais elle ne tire en outre aucune conséquence de son analyse sur le fondement de sa prétention. Au demeurant, force est de constater que la notion de discrimination intersectionnelle est largement absente du droit de l’Union et que les lois antidiscrimination du 10.5.2007 ne définissent pas et ne règlent pas le sort des discriminations intersectionnelles, pas plus qu’elles ne le font pour les discriminations multiples » (Trib. Trav. Bruxelles, 17 juillet 2020. (En ce sens, voy. également dans la même affaire Trib. Trav. Bruxelles, 7 octobre 2024) .
- Dans l’affaire O.P. c. Commune d’Ans dont a été saisie la Cour de justice de l’Union européenne, le tribunal du travail de Liège écarte également toute discrimination sur la base du genre en invoquant le caractère abstrait des éléments invoqués à l’appui de cette allégation et l’absence de réponse tant de la Cour constitutionnelle que de la Cour de justice aux questions préjudicielles qui leur avaient été adressées (Trib. Trav. Liège, 3 décembre 2024).
Pourtant, 2 décisions préalables à l’entrée en vigueur de la loi, posaient les jalons de la reconnaissance de cette forme de discrimination.
- La première faisait suite à un refus d’engagement auprès d’une société de transport en commun d’une femme qui portait le foulard islamique. Bien que n’adoptant pas à strictement parler une approche intersectionnelle puisqu’il dissocie les 2 critères protégés, le juge a considéré que ce refus était constitutif d’une discrimination directe sur la base de la conviction religieuse et d’une discrimination indirecte sur la base du genre puisque l’interdiction de signes convictionnels impacte disproportionnellement les femmes. Le juge n’a toutefois pas tenu compte de la multiplicité des critères dans l’octroi de l’indemnisation (T. Trav Bruxelles, 3 mai 2021).
- La seconde concernait le remboursement des vaccins contre le HPV (papillomavirus) qui était réservé aux femmes. Cette disposition était particulièrement désavantageuse pour les garçons homosexuels. En effet, les garçons hétérosexuels étaient indirectement protégés par la vaccination des filles. Pour les garçons homosexuels, cette protection indirecte ne s'appliquait donc pas. Le tribunal du travail de Bruxelles a jugé que cette mesure constituait non seulement une discrimination directe fondée sur le sexe mais qu'il existait aussi une discrimination intersectionnelle fondée sur le sexe et l’orientation sexuelle. En effet, dès lors que tous les hommes n’étaient pas préjudiciés par la mesure (les hommes hétérosexuels développant une immunité de groupe) au même titre que toutes les personnes homosexuelles (les lesbiennes ne sont pas concernées en tant que femme), c’est à l’intersection des critère du sexe et de l’orientation sexuelle qu’il y a discrimination (Trib. Trav. Bruxelles, 18 mars 2022).
V. Conclusion
Dans le champ de la lutte contre les discriminations, les nombreuses plus-values de l’intersectionnalité et de la discrimination multiple ne sont plus à démontrer : elles permettent notamment de visibiliser l’impact cumulé des discriminations lorsqu’elles reposent sur plusieurs critères et la situation spécifique des personnes qui se trouvent à l’intersection de ceux-ci. Elles permettent aussi d'appréhender le traitement défavorable dans un contexte plus large ou encore, de réévaluer le préjudice subi.
Elles restent cependant encore largement confidentielles, réservées à un cercle restreint d’initié·es issu·es principalement de l’associatif ou de l’académique. S’il n’était pas indispensable que la discrimination multiple soit consacrée dans la législation pour être appliquée par les cours et tribunaux, espérons que cette consécration soit le petit coup de pouce pour que ceux-ci, jusqu’alors plutôt frileux, osent s’en saisir.
VI. Bibliographie
- Shreya ATREY, “Illuminating the CJEU’s Blind Spot of Intersectional Discrimination in Parris v. Trinity College Dublin”, Industrial Law Journal, 2018, vol. 47, n° 2, pp. 278-296.
- Emmanuelle BRIBOSIA, Robin Medard INGHILTERRA et Isabelle RORIVE, « Discrimination intersectionnelle en droit : mode d’emploi », Revue trimestrielle des droits de l'homme, 2021, n° 126, pp. 241-274.
- Kimberlé CRENSHAW, «Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics», University of Chicago Legal Forum, 1989, n° 139, pp. 139-167.
- Xavier DELGRANGE, « Les neutralités de l’entreprise, convictionnelle, commerciale ou managériale », Revue trimestrielle des droits de l'Homme, 2023/1, n° 133, pp. 67-100
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