Tribunal du travail de Liège, division Liège, 3 décembre 2024
Une juriste travaillant pour une commune souhaite porter le voile. Suite à cela, la commune introduit une clause de neutralité exclusive dans son règlement de travail. Le tribunal du travail juge qu’il n’y a pas d’éléments factuels qui puissent justifier le choix de la neutralité exclusive et constate une discrimination indirecte fondée sur la religion.
[Ordonnance et questions préjudicielles: Tribunal du travail de Liège, division Liège, 24 février 2022]
[Réponses aux questions préjudicielles: Cour constitutionnelle, 7 juillet 2022 et Cour de justice de l’Union européenne, 28 novembre 2023]
[PM - Ordonnance après réponses aux questions préjudicielles : Tribunal du travail de Liège, division Liège, 3 décembre 2024]
Les faits
Une juriste, qui travaille depuis plusieurs années pour une commune, souhaite porter le voile. Aucune disposition ne l’interdit dans le règlement de travail. La commune prend deux décisions successives lui interdisant le port du voile, en attendant une modification du règlement de travail, laquelle est adoptée le mois suivant.
En ce qui concerne les décisions individuelles prises à l'encontre de la juriste, le tribunal du travail conclut qu'il s'agit d'une discrimination directe. En ce qui concerne la modification du règlement de travail, le tribunal du travail décide de poser trois questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle et deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l'Union européenne.
La Cour constitutionnelle s'est déclarée incompétente pour connaître de la première question préjudicielle. Les deuxième et troisième questions préjudicielles n'appellent pas de réponse.
La Cour de justice de l'Union européenne a jugé, en ce qui concerne la première question préjudicielle, qu’une règle interne à une administration communale interdisant, de façon générale et indifférenciée, aux membres du personnel de cette administration le port visible, sur le lieu de travail, de tout signe révélant, notamment, des convictions philosophiques ou religieuses peut être justifiée par la volonté de ladite administration d’instaurer, compte tenu du contexte qui est le sien, un environnement administratif totalement neutre pour autant que cette règle soit apte, nécessaire et proportionnée au regard de ce contexte et compte tenu des différents droits et intérêts en présence. La Cour de justice de l’Union européenne a considéré la deuxième question préjudicielle comme irrecevable.
Après avoir répondu aux questions préjudicielles, le tribunal du travail de Liège, division Liège, a pu poursuivre l'affaire.
Décision
Préalablement, le tribunal du travail a jugé comme suit :
- La loi antidiscrimination s’applique en l’espèce (et non le décret de la Région wallonne relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination). En effet, selon le tribunal du travail, le législateur fédéral est compétent pour légiférer en matière de lutte contre la discrimination au travail et ce, tant pour le secteur privé que pour le secteur public.
- Le conseil communal est matériellement compétent pour inclure une clause de neutralité exclusive dans le règlement de travail (en vertu du Code de la démocratie locale et de la décentralisation). L'atteinte à la liberté de religion ne doit pas nécessairement se faire par le biais d'une loi, d'un décret ou d'une ordonnance.
En ce qui concerne la modification du règlement de travail, le tribunal du travail a jugé comme suit :
- Le règlement de travail s'applique indistinctement à tous les collaborateurs. Par conséquent, il n'y avait pas de discrimination directe fondée sur la religion.
- La Cour de justice de l’Union européenne a précisé qu'une disposition du règlement de travail relative à la neutralité exclusive pouvait être justifiée sous certaines conditions. Dans son avis, l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne a souligné que le choix d'une neutralité exclusive par une commune pouvait être justifié par des éléments factuels. En l'espèce, le tribunal du travail a considéré que l'employeur n'avançait aucun élément concret lié au contexte spécifique de la commune qui permettait de justifier une interdiction absolue de tout signe convictionnel. Il a notamment tenu compte du fait qu'il n'y avait pas d'incidents ou de tensions sur le lieu de travail au sein de la commune. Ou encore, que la juriste ne travaillait pas en contact avec le public, ni dans une fonction d'autorité. L'ingérence dans les droits de certaines personnes n'a par ailleurs pas apporté d'avantage tangible à d’autres personnes. Selon le tribunal du travail, il existait une discrimination indirecte fondée sur la religion, car la mesure était apparemment neutre, mais désavantageait certaines personnes en particulier sans justification.
- Enfin, le tribunal du travail a jugé qu'il n'y avait ni discrimination indirecte fondée sur le genre, ni discrimination intersectionnelle.
Dans l'ordonnance du 24 février 2022, le tribunal du travail avait jugé qu'il y avait une discrimination directe concernant la décision individuelle prise à l'encontre de la juriste. Dans l'ordonnance du 3 décembre 2024, le tribunal du travail a jugé qu'il y avait une discrimination indirecte en ce qui concerne la réglementation du travail. Le tribunal du travail a accordé des dommages-intérêts forfaitaires de 6 mois de salaire brut pour les deux discriminations. Le tribunal du travail n'a pas estimé justifié d'imposer une astreinte ou d'ordonner l'affichage de l'ordonnance.
Unia n’était pas partie à la cause.
En abrégé : Trib.trav. Liège, div. Liège, 3-12-2024 – numéro de rôle 21/27/C
Législation :
- Directive-UE 2000/78/CE (27 novembre 2000)
- Code de la Région wallonne de la démocratie locale et de la décentralisation (22 avril 2024)
- Décret de la Région wallonne relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, en ce compris la discrimination entre les femmes et les hommes en matière d’économie, d’emploi et de formation professionnelle (6 novembre 2008)