Analyse de la jurisprudence sur les propos racistes et autres propos haineux sur le lieu de travail (juin 2024)
17 juin 2024 – Critère de discrimination : Âge, Autres critères de discrimination, Conviction religieuse ou philosophique, Etat de santé, Handicap, Orientation sexuelle, Racisme - Juridiction : Tribunal du travail, Cour du travail, Cour de Cassation, Cour Constitutionnelle
Dans cette contribution, nous analyserons la jurisprudence relative aux discours racistes et autres discours de haine sur le lieu de travail. Tout d'abord, nous examinerons les limites qui peuvent être fixées à la liberté d'expression dans un contexte professionnel : à la fois les limites générales à la liberté d’expression, qui imprègnent le contexte du travail, et les limites spécifiques au contexte du travail. Il en ressort que davantage de limites à la liberté d'expression sont possibles dans un contexte professionnel que dans la vie publique ordinaire. Nous examinerons ensuite dans quelle mesure les discours racistes et autres discours de haine sur les médias sociaux sont protégés en tant qu'éléments de la vie privée.
Limites générales à la liberté d’expression, appliquées au contexte professionnel
L'exercice du droit à la liberté d'expression dans la vie publique implique certains devoirs et responsabilités. Par exemple, on ne peut pas utiliser la liberté d'expression pour commettre des crimes ou pour attaquer la réputation ou les droits d'autrui (article 10, § 2 de la CEDH et article 19 de la Constitution).
Les lois antidiscrimination sanctionnent, entre autres, l'incitation publique à la discrimination, à la ségrégation, à la haine ou à la violence à l'encontre de personnes ou de groupes sur la base de caractéristiques protégées telles que la nationalité, la couleur de peau, l'origine nationale ou ethnique, le sexe, l'orientation sexuelle, la religion ou les convictions, etc. (article 20 de la loi antiraciste du 30 juillet 1981, article 22 de la loi antidiscrimination du 10 mai 2007 et article 27 de la loi genre du 10 mai 2007). L'intention délibérée d'inciter à une réaction de haine ou de violence doit dès lors être prouvée, que cette réaction ait lieu ou non (Gand (4e ch.) 3 février 2009, RW 2009-10, 453). Il suffit pour cela d'inspirer à autrui une forte aversion ou une attitude négative générale (Tribunal correctionnel de Flandre occidentale, division Bruges, 8 novembre 2022 | Unia). Les propos verbaux tenus sur le lieu de travail en présence de plusieurs personnes ou l'envoi de commentaires écrits, de dessins... à plusieurs personnes répondent à l'exigence de publicité de l'article 444 du Code pénal.
Par exemple, le tribunal correctionnel de Bruxelles a condamné un fonctionnaire de police à une amende pénale de 6.000 euros parce qu'il avait, après avoir été rappelé à l'ordre pour son comportement, fait des remarques répétées à propos d'un collègue d'origine africaine sur le lieu de travail ("nègre" (sic), "mangeur de bananes", "il est stupide parce que c'est un singe", ...). Le tribunal a ajouté que : "Le fait de créer un climat défavorable dans l'environnement de travail à l'égard d'une personne par des remarques et commentaires négatifs répétés et par des plaisanteries désobligeantes constitue une forme d'incitation à la discrimination". (Tribunal correctionnel de Bruxelles (néerlandophone), 28 février 2019 | Unia). Ultérieurement, la cour d’appel de Bruxelles a acquitté le fonctionnaire de police en raison d’un doute (Cour d'appel de Bruxelles (néerlandophone), 4 mars 2021 | Unia).
La diffusion publique d'idées fondées sur la supériorité raciale ou la haine raciale (article 21 de la loi antiracisme du 30 juillet 1981) et les violations de la législation sur le négationnisme (loi sur le négationnisme du 23 mars 1995 et article 20, 5° de la loi antiracisme du 30 juillet 1981) constituent également des délits punissables, lesquels sont aussi d’application sur le lieu de travail ou entre collègues. C'est également le cas pour les insultes écrites à l'égard de quelqu’un (article 448 du code pénal), pour autant qu’elles soient envoyées à plusieurs personnes. Pour le harcèlement (article 442bis du code pénal), il n'y a pas de condition de publicité, il suffit que la personne ait su ou aurait dû savoir que son comportement troublerait gravement la tranquillité du collègue ou de la personne visé(e).
Par exemple, la cour d'appel de Liège a condamné plusieurs travailleurs à des amendes de 825 € - et l'auteur principal en plus à trois mois d'emprisonnement - pour harcèlement aggravé (article 442bis en combinaison avec 442ter du Code pénal) d’un collègue handicapé au travail (Cour d’appel de Liège, 14 juin 2011 | Unia). Le 25 novembre 2021, le tribunal correctionnel de Malines a condamné, dans le cadre d'un procès médiatisé, un producteur de télévision à six mois de prison avec sursis pour avoir harcelé un certain nombre de collègues de sexe féminin. Il aurait dû savoir qu'en envoyant sans cesse des SMS à caractère sexuel, il perturbait gravement leur tranquillité d'esprit.
Limites spécifiques à la liberté d’expression dans le contexte professionnel
Dans le contexte du droit du travail, les employeurs et les travailleurs sont confrontés à un certain nombre de contraintes supplémentaires découlant de la relation contractuelle entre les parties et de la législation protégeant le bien-être des travailleurs dans l'exercice de leur travail.
Ainsi, les deux parties sont tenus d’assurer et d’observer le respect des convenances et des bonnes moeurs (article 16 de la loi sur les contrats de travail du 3 juillet 1978). Le travailleur est tenu de s'abstenir de tout ce qui peut nuire soit à sa propre sécurité, soit à celle de ses collègues, de l'employeur ou des tiers (article 17, 4° de la loi sur les contrats de travail du 3 juillet 1978). La Cour du travail de Liège a jugé que la notion de sécurité doit être entendue au sens large et comprend notamment le bien-être au travail au sens de l'article 4 de la loi sur le bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail (loi bien-être du 4 août 1996), plus particulièrement la santé des travailleurs et les aspects psychosociaux du travail (Cour du travail de Liège 25 mai 2021, R.G. 2021/AN/54, Chr. D.S. 2021, 482).
Le tribunal correctionnel de Bruxelles a condamné un commissaire de police, en vertu du Code pénal social et de la loi sur le bien-être, à six mois de prison (avec un sursis de trois ans), à une amende de 8.000 euros et à des dommages et intérêts aux victimes pour harcèlement ordinaire et antisémite au travail (Tribunal correctionnel de Bruxelles (néerlandophone), 14 février 2024 | Unia). En leur présence, le commissaire de police a fait écouter des chansons nazies et a fait des remarques sur l'origine juive de deux collaborateurs. Il leur a notamment dit que l'un de ces collaborateurs était avare (référence au stéréotype du Juif avare) et, au cours d'un exercice, il a demandé à un chien (dit ‘cash dog’) de chercher de l'argent auprès de ce travailleur.
Le tribunal correctionnel d'Anvers a jugé, sur la base du code pénal social et de la loi sur le bien-être, qu'il y avait harcèlement au travail au sein d'un service chargé du transfert des détenus (Tribunal correctionnel d’Anvers, division Anvers, 3 mai 2023 | Unia). De nombreux propos racistes, blessants et agressifs ont été tenus dans un groupe WhatsApp, y compris à l'égard de collègues. Cinq prévenus ont été condamnés à une peine de six mois de prison et à une amende de 4.800 euros (toutes deux assorties d'un sursis de trois ans) pour ces faits. Un prévenu a été condamné à une amende de 3.600 euros (avec un sursis de trois ans). Six prévenus ont été condamnés à une amende de 4.800 euros (avec un sursis de trois ans). Quatre prévenus ont bénéficié de la suspension du prononcé.
Outre une éventuelle responsabilité pénale ou civile pour violation de l'interdiction légale de violence (psychologique) ou de harcèlement (raciste, sexiste, homophobe...) au travail (article 32bis et suivants de la loi bien-être du 4 août 1996 et article 119 et suivants du Code pénal social), de tels comportements constituent également un manquement contractuel pouvant donner lieu à des sanctions disciplinaires de la part de l'employeur ou à la résiliation du contrat de travail.
Ainsi, la cour du travail de Bruxelles a jugé que le licenciement pour motif grave d'un chirurgien ayant tenu des propos antisémites au bloc opératoire était justifié (Cour du Travail Bruxelles (néerlandophone), 5 avril 2016 | Unia). A la suite d'un problème mineur avec le matériel, ce dernier avait dit à un médecin stagiaire : "Retourne en Israël à la mer Morte et noie-toi là-bas ou éventuellement va dans les chambres à gaz." À l'anesthésiste, il avait dit : "Bientôt, je serai étiqueté comme néo-nazi et je chanterai encore ‘Sieg heil’". Autre élément important, le chirurgien avait déjà reçu un avertissement écrit pour avoir tenu des propos discriminatoires à l'égard des infirmières philippines ("Tous les étrangers ne sont pas bons" et "Les infirmières philippines devraient continuer à travailler aux Philippines").
La cour du travail de Liège, division de Namur, a jugé qu'un futur délégué du personnel qui, sur un groupe Facebook public lié à l'entreprise, devant plus de 524 lecteurs potentiels - dont la plupart étaient des (anciens) collègues - avait exprimé son excitation sexuelle à l'égard de deux collègues, faisant allusion à un acte sexuel humiliant avec l'une de ces collègues, avait commis une faute qui rendait toute collaboration professionnelle définitivement impossible et justifiait un licenciement pour motif grave (Cour d'appel du travail de Liège, division Namur, 25 mai 2021, R.G. 2021/AN/54, Chr. D.S. 2021, 482).
Dans une affaire liée à l'arrêt précité, le tribunal du travail de Liège, division Namur, a jugé que le licenciement pour motif grave d'un autre travailleur était également justifié. Ce collègue avait publié des commentaires sexistes, homophobes et racistes sur un médecin de l'entreprise et sur des collègues dans un groupe Facebook (Tribunal du travail de Liège, division Namur, 9 juin 2022 | Unia). Un élément important dans ce jugement était le fait que l'entreprise avait élaboré une politique relative à l'utilisation des médias sociaux. Celle-ci stipule que les membres du personnel doivent s'abstenir de partager sur les médias sociaux des messages qui ne sont pas conformes au code d'éthique de l'entreprise (qui interdit explicitement les messages racistes et sexistes) (voir aussi : ”Facebookberichten en dringende reden” (note sous Tribunal du travail de Liège, division Namur, 9 juin 2022), Terra Laboris, 15 septembre 2022).
Le même tribunal du travail de Liège, division Namur, a accepté - malgré l'absence d'avertissements - le licenciement pour motif grave d'une infirmière qui avait tenu à plusieurs reprises des propos racistes à des collègues via Messenger (Cour du travail de Liège, division Namur, 20 mai 2021 | Unia). Elle avait notamment écrit à propos d'un nouveau collègue à la peau foncée qu'elle pensait qu'il était lent à apprendre et que sa formation serait sans doute améliorée en lui jetant des bananes et des cacahuètes en guise de récompense. Elle avait également déclaré, concernant un autre collègue, qu'elle n'avait pas ‘liké’ une photo sur Facebook sur laquelle le collègue tenait le bébé d'une collègue parce que le bébé était noir.
Toutefois, dans une affaire antérieure, le tribunal du travail de Liège, division Namur, a jugé qu'il était important qu'un employeur prenne des mesures appropriées en temps utile (Tribunal du travail de Liège, division Namur, 10 janvier 2011 | Unia). L'employeur avait licencié une employée pour motif grave parce qu'elle avait traité sa collègue de "sale garce albanaise" sur une page Facebook où de nombreux travailleurs de l'entreprise étaient actifs. L'analyse des faits a montré que la formulation cadrait dans un conflit plus large au sein de l'entreprise, dans le cadre duquel les politiques de ressources humaines de l'entreprise semblaient être en cause. Le tribunal du travail a jugé que la formulation n'aurait pas dû rester sans réaction, mais que le licenciement pour motif grave n'était pas justifié.
Le tribunal du travail d'Anvers, division Anvers, n'a pas non plus accepté le licenciement pour motif grave d’un travailleur, parce que la personne concernée n'avait pas été entendue et parce que l'employeur aurait dû d'abord appliquer d'autres sanctions (Tribunal du travail d'Anvers, division Anvers, 20 février 2013 | Unia). Les faits concernaient une gestionnaire de clientèle d'une société de chèques de service qui, dans un courriel envoyé depuis son adresse privée, avait tenu des propos grossièrement insultants et racistes à l'égard d'un collègue du service du personnel : "[...] ce connard de makak ne comprend plus rien à l'administration du personnel". Elle aurait agi par frustration et comme un exutoire à la suite d'un différend avec Mme L. du service du personnel.
Lorsque les propos racistes émanent de responsables ou de personnes ayant une fonction spécifique, on constate une tendance dans la jurisprudence à accepter plus facilement le licenciement pour motif grave. La cour du travail de Bruxelles, par exemple, a jugé que des propos sexistes et grossiers répétés à l'égard du personnel féminin par un supérieur hiérarchique constituent en soi un motif urgent de licenciement (Cour du travail de Bruxelles (3e ch.) 17 octobre 2000, RW 2001-02, 127).
La cour du travail de Liège, division Liège, a confirmé le licenciement pour motif grave d'un cadre d'une ASBL qui avait 'liké' la 'quenelle' (type de salut, souvent utilisé par un artiste français, indiquant l'antisémitisme) à plusieurs reprises sur un mur Facebook (Cour du travail de Liège, division Liège, 24 mars 2017 | Unia). Après un premier avertissement, et sa promesse de ne plus commettre de tels actes, il a toutefois récidivé. Il a été licencié pour motif grave car ces 'likes' risquaient de nuire à l'image de l'entreprise et de sa hiérarchie.
Étant donné que l'expression de stéréotypes racistes par les responsables de la sélection peut entraîner un glissement de la charge de la preuve dans la jurisprudence (l'entreprise devant prouver qu'elle ne mène pas une politique de recrutement discriminatoire), il semble plausible qu'un raisonnement similaire s'applique également aux cadres ou à d’autres fonctions spécifiques telles que les personnes de confiance ou les conseillers en prévention (voir ci-dessous). À cet égard, on peut se référer à un arrêt de la cour du travail d'Anvers (Cour du travail d’Anvers, division Anvers, 16 janvier 2019 | Unia). Après avoir postulé un emploi, un candidat a reçu par hasard un courriel interne. Il y était écrit : "Faites simplement A. Encore un nom étranger." Lorsque le candidat a demandé plus d'explications sur ce courriel, un responsable de l'entreprise a répondu "qu’il devait constater que tous les travailleurs étrangers ne viennent pas travailler avec de bonnes intentions" et "qu'ils coûtent souvent plus cher en indemnités de maladie qu'ils n'apportent quelque chose à l'entreprise".
Le tribunal du travail de Gand a également jugé que la procédure de licenciement d'un employé protégé (conseiller en prévention) dans un lieu de travail social où travaillent de nombreux employés issus de l'immigration avait été menée correctement (Tribunal du travail de Gand, division Saint-Nicolas, 2 juin 2020 | Unia) : "La publication des messages racistes et/ou insultants en question sur sa page Facebook est en contradiction avec les missions du requérant en tant que conseiller en prévention (...). Alors que le conseiller en prévention est censé aider l'employeur à prendre des mesures pour prévenir le harcèlement au travail, la publication des messages montre que le demandeur lui-même ne voit aucun inconvénient à exprimer des remarques insultantes et humiliantes". La cour du travail de Gand a confirmé ce jugement (Cour du travail de Gand, division Gand, 8 octobre 2021 | Unia) : "Ses remarques racistes et/ou abusives montrent qu'il n'est pas apte ou compétent pour gérer des personnes d'origine immigrée. (...). L'employeur peut licencier une personne qui publie des messages répréhensibles sur Facebook tout en dirigeant des personnes dont une partie importante est d'origine immigrée. La liberté d'expression n'a pas été violée de ce fait".
La jurisprudence montre également qu'il est très important que l'employeur reprenne en détail les propos racistes dans la lettre de licenciement et qu'il soit en mesure d'en apporter la preuve. Dans le cadre d'une affaire dans laquelle une ouvrière de production avait tenu des propos tels que "singe brun", "homme puant" et "retourne dans ton pays" à l'égard d'une collègue d’origine marocaine., le tribunal du travail de Louvain a jugé que les déclarations des témoins présentées par l'employeur n'étaient pas suffisamment précises et qu'il n'y avait pas suffisamment de garanties qu'elles avaient été rédigées par les témoins eux-mêmes (Tribunal du travail de Louvain, 27 novembre 2007 | Unia). La personne en cause avait admis qu'il y avait un différend sur les tâches à effectuer, mais niait avoir tenu ces propos.
Le Conseil d'État a également annulé un blâme adressé à un inspecteur principal de la zone de police locale d'Anvers pour s'être adressé plusieurs fois à un collègue en utilisant le mot en "n" (Conseil d'État, arrêt n° 253.022, 17 février 2022). En n'enquêtant pas davantage sur les incohérences des déclarations des témoins de la charge, l'employeur avait fait preuve de négligence dans l'établissement des faits et n'avait pas pu prouver suffisamment les déclarations.
Le tribunal du travail de Gand a jugé qu'un licenciement pour motif grave était illicite parce que la lettre de licenciement n'était pas suffisamment précise (Tribunal du travail de Gand, division Gand, 20 avril 2015 | Unia). Lors d'une réunion d'équipe, un superviseur avait tenu des propos racistes qui avaient choqué plusieurs membres de l'équipe. Il a été licencié pour motif grave, mais la lettre de licenciement ne reprenait pas les propos en tant que tels.
Dans quel mesure les discours racistes et autres discours de haine sur les réseaux sociaux sont-ils protégés en tant qu’éléments de la vie privée ?
L'utilisation accrue des réseaux sociaux dans un contexte professionnel brouille de plus en plus la frontière entre le travail et la vie privée. Dans de nombreuses entreprises, les collègues partagent des informations liées au travail ainsi que des messages plus personnels ou humoristiques via un groupe privé WhatsApp, Facebook ou autre. Ces dernières années, cette situation a donné lieu à une jurisprudence décrivant les limites d'un éventuel licenciement des travailleurs qui diffusent, ou qui approuvent (‘likent’), des messages racistes, sexistes, homophobes ou d'autres messages désobligeants et haineux par le biais des réseaux sociaux.
Outre les restrictions générales à la liberté d'expression dans le cadre professionnel, qui ont été évoquées précédemment, il existe également une tension importante dans les relations de travail entre l'exercice du contrôle de l'employeur, d'une part, et le droit du travailleur à la protection de sa vie privée, d'autre part. Sur la base de son autorité, l'employeur peut donner des instructions à ses travailleurs et contrôler leurs performances (article 17, 2° loi sur les contrats de travail du 3 juillet 1978). Mais ce faisant, il lui est interdit de s'immiscer de manière disproportionnée dans la vie privée de ses travailleurs et d'exercer son autorité sur tous les aspects de leur personnalité et de leurs activités (article 8, 1° de la CEDH et article 22 de la Constitution). Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Cour de cassation (Cass. n° P.08.0276.N, 9 septembre 2008) (voir aussi, par exemple : Trib. Gand 26 mars 2010, NjW 2010, 546), une mise en balance s'opère dans le processus, basée sur ‘l'attente raisonnable de vie privée’ que le travailleur était en droit de faire valoir (voir aussi : F. KEFER, "La légalité de la preuve confrontée au droit à la vie privée du salarié" in M. VERDUSSEN et P. JOASSART (eds.), La vie privée au travail, Limal, Anthémis, 2011, 21). Ce critère est notamment lié au contenu et aux circonstances dans lesquelles les messages ont été échangés.
Si le travailleur a choisi de s’exposer publiquement, il ne peut prétendre à une protection de sa vie privée. Si cependant, le travailleur a des attentes raisonnables en matière de vie privée, une mesure de l’employeur peut constituer une ingérence dans sa vie privée. Toutefois, comme pour la liberté d'expression, le droit à la vie privée n'est pas un droit absolu. Une ingérence ne constitue donc pas automatiquement une violation. Afin de déterminer si un employeur s'immisce de manière inadmissible dans la vie privée d'un de ses travailleurs, trois étapes doivent être suivies successivement (voir aussi : F. RAEPSAET, "Les attentes raisonnables en matière de vie privée", J.T.T. 2011, 146).
Première étape : Est-ce que le travailleur, sur la base du critère de l’attente raisonnable de respect de la vie privée, pouvait estimer que les remarques racistes ou haineuses se sont produites dans sa sphère privée ?
Cas dans lesquels il n’y a pas d’attente raisonnable au respect de la vie privée
Par analogie avec la jurisprudence plus ancienne relative à la diffusion de courriels purement professionnels, on peut supposer qu'il n'y a pas d'atteinte à la vie privée si un groupe de collègues n'échange, via un canal purement professionnel, que des messages liés au travail qui ne contiennent pas d'éléments de nature privée (Cour travail de Liège 18 novembre 2011, Chr. D.S. 2013, 88 et Cour du travail de Gand 1er septembre 2008, TGR-TWVR 2009, 275).
Les informations figurant sur une page ou un canal ‘public’ accessible au public ne relèvent pas non plus de la vie privée, car tout le monde y a librement accès. Cela s'applique également aux messages partagés avec les followers sur des plateformes telles que Facebook, Instagram, X ou LinkedIn (via un message sur un ‘fil d’actualité’, ou des ‘statuts’). Même s'il n'y a qu'un seul participant actif, ou un groupe limité de participants actifs, ces messages sont visibles par de nombreuses autres personnes.
Une information accessible uniquement aux ‘amis’ du travailleur peut également être considérée comme publique lorsque le nombre d'amis est important ou que certains d'entre eux font partie du personnel de l'entreprise (Tribunal du travail du Hainaut, division Mons, 27 avril 2018, J.T.T., 2019, 402). Ceci est d'autant plus vrai que la formation de réseaux d'amis et de relations (avec des listes d'amis ‘étendues’) entraîne la diffusion d'une information de manière exponentielle et échappe donc totalement au contrôle de son auteur (selon C. PREMONT, " Les médias sociaux à l'épreuve du droit du travail ", J.T.T. 2011, 354).
Cas dans lequel il y a une attente raisonnable de respect de la vie privée
Par exemple : Une conversation privée entre collègues via Messenger, au sujet d'un nouveau collègue d'origine africaine, dans laquelle un collègue incite l'autre à la discrimination (Cour du travail de Liège, division Namur, 20 mai 2021, R.G. 2020/AN/42).
Deuxième étape : Si le travailleur peut raisonnablement estimer que les propos ont été tenus dans la sphère privée, il convient de vérifier si l’employeur a commis une ingérence dans la vie privée du travailleur
Pas d’ingérence de l’employeur dans la vie privée
Par exemple : L'employeur reçoit des signalements de collègues mais ne réagit pas directement vis-à-vis de la personne concernée, un groupe de travail est chargé d'élaborer une politique en matière de médias sociaux au niveau de l'entreprise, le conseiller en prévention est invité à donner son avis sur des mesures collectives visant à assurer le bien-être des travailleurs....
Ingérence de l’employeur dans la vie privée
Par exemple : L'employeur reçoit des signalements de collègues et collecte ensuite des captures d'écran. L'employeur demande ensuite au travailleur, éventuellement accompagné d'un syndicat, de rendre des comptes en vue d'éventuelles sanctions disciplinaires.
Troisième étape : Pour déterminer si l’ingérence de l’employeur est admissible ou non, une évaluation doit être effectuée sur la base d’un test en trois étapes (article 8.2 de la CEDH)
Principe de légalité : Existe-t-il au sein de l’entreprise une règle écrite, accessible, transparente, suffisamment précise et prévisible ?
Le principe de légalité exige que toute restriction d'une liberté fondamentale repose sur une base juridique suffisante. La notion de base légale est interprétée de manière large : il doit exister une règle interne accessible, transparente, formulée avec suffisamment de précision et prévisible (CEDH 26 avril 1979, n° 6538/74, Sunday Times/Royaume-Uni).
Une convention collective de travail, un règlement du travail, une politique en matière de réseaux sociaux ou une note interne satisfont au principe de légalité s'ils sont suffisamment accessibles et clairement formulés. Ce n'est toutefois pas le cas des interdictions implicites qui ne sont pas clairement définies ou connues ou des instructions purement verbales.
Principe de finalité : L’employeur poursuit-il un but légitime avec l’ingérence dans la vie privée ?
L'ingérence de l'employeur ne peut avoir lieu que dans un but légitime, comme, entre autres, de prévenir les infractions pénales, de protéger l'ordre public, la santé ou la morale ou de protéger les droits et libertés d'autrui.
Pour les propos racistes qui sont punissables pénalement (tels que le délit d'incitation, l'interdiction de diffusion, le négationnisme, les violences psychologiques volontaires et le harcèlement, le stalking, les insultes écrites...) ou qui constituent une forme de discrimination, de violence psychologique ou de harcèlement en raison de l'origine ou de la couleur de peau, etc., un but légitime est facilement identifiable : l'interdiction de la discrimination dans la loi antiracisme du 30 juillet 1981, la loi antidiscrimination du 10 mai 2007 et la loi genre du 10 mai 2007 est d'ordre public (Cass., n° C.12.0032.F/1, 16 septembre 2013).
Pour les propos racistes qui ne sont qu'une forme de pression psychosociale au travail ou qui ne constituent pas des insultes punissables ou un comportement inapproprié, il convient d'invoquer le devoir de loyauté du travailleur et son devoir de respecter la sécurité et la santé de ses collègues (article 17, 4° de la loi sur les contrats de travail du 3 juillet 1978) (Cour du travail de Liège 25 mai 2021, R.G. 2021/AN/54).
Principe de proportionnalité : L’employeur limite-t-il l’ingérence dans la vie privée à des mesures strictement nécessaires ?
Enfin, l'ingérence ne doit pas aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l'objectif poursuivi. L'ingérence doit être raisonnable par rapport à des mesures de contrôle moins intrusives.
Une surveillance proactive et continue des canaux de médias sociaux de tous les travailleurs constituerait une ingérence d'une trop grande portée. En revanche, le fait de répondre aux notifications et de mettre en place des canaux de signalement internes pour les propos en ligne inappropriées et potentiellement punissables faites par les travailleurs semble satisfaire au critère de proportionnalité.
Observations finales
La jurisprudence montre qu'il est important de conclure à l'avance des règles et des politiques claires sur les comportements respectueux au travail et sur l’utilisation des réseaux sociaux dans un contexte professionnel. Grâce à ces règles de conduite, les travailleurs peuvent être sensibilisés au fait que les déclarations sur les médias sociaux qui sont visibles par un groupe de travailleurs ne sont pas privées. Des exemples peuvent être utilisés pour préciser que même les messages privés peuvent entraîner une réaction (appropriée) de l’employeur dans certains cas.
Si une réaction est nécessaire, la sanction disciplinaire doit toujours être proportionnelle à la gravité des faits. Dans la mesure du possible, l'employeur peut, dans un premier temps, se limiter à un avertissement écrit. Il est important d'entendre la personne concernée au préalable afin d'obtenir plus d'éclaircissements sur le contexte des remarques.
L'employeur qui estime nécessaire de procéder à un licenciement pour motif grave doit être certain qu’il existe une défaillance grave dans le chef du travailleur. L'employeur peut prendre le temps nécessaire pour rassembler suffisamment de preuves fiables (éventuellement par le biais d'un intermédiaire neutre). Si les preuves sont fournies et que la gravité des conduites ou des propos le justifie de manière adéquate, l'employeur dispose alors d'un délai de trois jours pour procéder au licenciement pour faute grave. Il dispose ensuite d'un nouveau délai de trois jours pour communiquer le motif du licenciement pour faute grave de manière détaillée dans une lettre de licenciement.
Les employeurs qui souhaitent investir dans une politique de prévention peuvent obtenir des informations gratuites via la plateforme d'apprentissage en ligne www.ediv.be.