Les interviews de l’été : Felice Dassetto

31 Juillet 2013
Critère de discrimination: Racisme

Aujourd’hui, le Centre vous présente une quatrième interview extraite de la publication ’20 ans d’action. 20 regards', celle de Felice Dassetto.

Felice Dasseto est sociologue à l’UCL et créateur du Centre interdisciplinaire d’études de l’islam dans le monde contemporain (Cismoc). Il s’est notamment intéressé au regain du phénomène religieux au sein des populations musulmanes de Belgique. Auteur de ‘L’islam transplanté’, un des premiers ouvrages sur cette question et, plus récemment, de ‘L’iris et le croissant’ sur l’islam à Bruxelles, Felice Dassetto décrypte ce retour en grâce de la religion musulmane et ses évolutions récentes : passage d’une identité laïque au retour du religieux dans les années 70 ; politisation de l’islam dans les années 80 ; dangers d’une société duale depuis les années 2000. Un voyage passionnant où le sociologue en appelle au dialogue pour sortir, enfin, des controverses stériles.

Felice Dassetto fait partie des précurseurs. Bien avant que l'islam ne déchaîne les passions et controverses, il a décortiqué le regain religieux au sein des populations musulmanes de Belgique. Alliant démarche sociologique et anthropologique, ancré dans une tradition de sociologie des religions propre à l'UCL, il affirme simplement avoir voulu comprendre « l'émergence d'un phénomène social ».

C'est bien l'observation du terrain qui a mis la puce à l'oreille de Felice Dassetto. Dans les années septante, en contact avec les immigrés marocains et turcs arrivés en Belgique, il constatait que « leur rapport à l'identité religieuse se transformait ». Le retournement était spectaculaire, et le chercheur voulait en savoir plus sur cette mutation. D'une identité fortement ancrée dans des valeurs « nationales nationalistes, modernistes, occidentales, voire teintées de socialisme », les musulmans se sont réapproprié l'islam. « Il s'agissait de la production d'une identité religieuse qui était occultée », explique-t-il. 

Un islam transplanté

En Belgique, un indicateur révèle l'ampleur du phénomène : le nombre de mosquées et d'écoles coraniques. Felice Dassetto se souvient : « Au milieu des années septante, à Bruxelles, il n'y avait que six mosquées et écoles coraniques. Au début des années 80, il y en avait 38. Désormais, on en compte près de 80. » Afin « d'appréhender l'islam comme phénomène social et culturel », Felice Dassetto sort sa « batterie d'outils sociologiques ». Il publie son premier ouvrage en 1984 sur « l'Islam transplanté », « car les musulmans transplantaient l'expérience de leurs pays d'origine, confie le sociologue. « Je voyais qu'ils avaient une culture de la mosquée ».  

Comment expliquer cette modification profonde du rapport au religieux dans les pays occidentaux, et notamment en Belgique ? Felice Dassetto propose une vaste grille d'analyse. Il pointe des raisons exogènes : « Dans les pays d'origine, beaucoup commençaient à être déçus de l'indépendance. L'idée commence à émerger que l'émancipation de ces États ne devrait pas passer par le modèle occidental. Mais par l'islam et la voix de la réislamisation. Cette idée a pu s'imposer par l'impact de divers mouvements, comme la Jama-at-tabligh ou comme les Frères musulmans. Mais également  sous l'influence de l'Arabie Saoudite qui portait un énorme projet politique et religieux : celui de devenir la force hégémonique du monde musulman. Ce qui aura un impact sur les musulmans d'ici. » D'autres raisons sont intimement liées à l'histoire de l'immigration : « À partir de 1974, la Belgique arrête officiellement l'immigration légale. La deuxième génération commence à grandir. Les pères se rendent compte qu'un retour au pays est impossible. Ils s'inquiètent de ce qu'ils vont transmettre à leurs enfants. Le texte coranique est porteur de sens, et devient un patrimoine à transmettre. À l'époque, la première demande des parents était de mettre sur pied des écoles coraniques. Dans le même temps, l'islam va servir aux pères de famille, souvent au chômage et en perte d'autorité, à se réapproprier la fonction patriarcale traditionnelle. Enfin, dans un contexte économique et social de crise, la mosquée devenait le lieu de la solidarité sociale. »

L'influence salafiste

Le retour au religieux des années septante précède l'émergence d'un islam politique. Un glissement que décrit le sociologue : « La politisation de l'islam qui s'affirme au début des années 80, dans les pays musulmans, a eu des répercussions ici ». Il y a des réfugiés politiques qui importent avec eux leur vision de l'islam. Mais aussi, et peut-être surtout, les effets concrets de la politique saoudienne qui commencent à se faire sentir : « L'influence salafiste saoudienne – un modèle littéraliste, braqué sur les interdits et les obligations – s'est faite sentir en Belgique via le Centre islamique et culturel du Cinquantenaire, véritable pôle d'irradiation de la pensée salafiste. On propose alors des bourses à des jeunes de deuxième génération pour aller se former en Arabie Saoudite. » Lorsque ces jeunes reviennent de leur périple, ils « deviennent acteurs du changement religieux ». 

L'effet de cette importation du modèle salafiste en Belgique n'est pas négligeable. Notamment auprès d'une frange de la jeunesse un peu désorientée, « car les Salafistes donnent des repères forts ». Et c'est bien là tout le paradoxe de cette mouvance qui, d'un côté « se voit comme représentante d'un islam pur, en contraste avec les autres musulmans, mais surtout avec les non-musulmans », et qui, d'un autre côté « moralise » une partie de la jeunesse. « Ils encouragent à étudier, à ne pas boire, à respecter les interdits », énumère le sociologue de l'UCL. Mais cette moralisation va de pair avec un certain isolement. Selon Felice Dassetto, certains jeunes « utilisent l'argument salafiste pour justifier des attitudes d'opposition ». D'où l'émergence de phénomènes radicaux et violents – à l'instar du célèbre Sharia4Belgium – qui trouvent un terrain dans des phénomènes sociaux de marginalité ou de contre-identité sociale. Des phénomènes à la fois issus du salafisme et en rupture avec lui, comme le raconte le chercheur : « Les Salafistes ne partagent pas les idées extrémistes. Certains ont une vision tranquille de leur "être ici". Mais dans le même temps ils isolent. L'erreur serait de croire que c'est une tendance de l'ensemble de la jeunesse musulmane. » 

Appel au débat

Ces évolutions de l'islam en Belgique, Felice Dassetto a continué de les suivre de près dans les années 2000. Tout d'abord en créant le Centre interdisciplinaire d'études de l'islam dans le monde contemporain, puis en s'attaquant à la problématique bruxelloise, en publiant en 2011 « l'Iris et le croissant ». Les crispations régulières que suscite l'islam confirment, selon lui, que les enjeux des relations entre musulmans et non musulmans sont « des enjeux majeurs, tant en Belgique qu'en Europe ». Dans « L'Iris et le croissant », le sociologue mettait en garde : « Attention, nous sommes en train de construire deux sociétés séparées ». Deux Bruxelles, l'une musulmane, l'autre non musulmane. Une séparation religieuse, mais aussi sociale, scolaire, culturelle, économique et territoriale. Felice Dassetto est catégorique : « Sur tous les sujets qui posent problème, le foulard, le  halâl, il n'y a jamais eu de débats. Ces questions sont gérées par des controverses, mais pas par le débat. Et c'est là que se situe l'urgence. Cela peut permettre une compréhension mutuelle. Une prise en compte des arguments des autres, à froid. » Mais surtout, de telles discussions, franches et honnêtes, permettront peut-être de verbaliser clairement les enjeux, car « depuis 30 ans, on ne parle pas clairement de l'Islam. Prenons l'exemple des assises de l'interculturalité. On les a appelées comme ça alors que tout le monde voulait parler de l'islam. Il est inutile de tourner autour du pot ». Dans ce contexte parfois délétère, Felice Dassetto valorise le rôle du Centre pour l'égalité des chances, qui a eu un « rôle régulateur ». Pour le sociologue, le Centre « a tenté de mettre de la rationalité dans certaines demandes, dans certains jugements, en se situant de manière impartiale ». 

Aujourd'hui, l'islam de Belgique est confronté à de multiples enjeux. Pour Felice Dassetto, la « crise de leadership » n'est pas le moindre. Il estime que les leaders religieux « existent souvent au plan local, mais ne sont pas à la hauteur du défi que pose à l'islam le fait d'être présent dans des États sécularisés et pluralistes ». Car ces leaders sont bien souvent « importés ». Ce qu'il faut à la Belgique, selon Felice Dassetto, « ce sont des lieux de formation, de type universitaire, sur la théologie et la formation ». Certes, de tels lieux existent, « mais tous sont marqués de l'empreinte salafiste ». Pour le sociologue, seuls de nouveaux leaders Made in Belgium pourront être à la hauteur des enjeux belges. 

Si Felice Dassetto craint une division progressive de Bruxelles en deux parties qui évolueraient séparément, il sait aussi que la coexistence existe au quotidien. C'est d'ailleurs ces relations entre musulmans et non musulmans qu'il souhaite creuser dans sa prochaine recherche. En effet, Felice Dassetto récuse tout diagnostic défaitiste concernant un hypothétique « échec de l'intégration » :  « On ne peut pas parler d'échec de l'intégration, comme ça, globalement. Il y a une cohabitation de fait qui se déroule, parfois dans les tensions, mais qui existe. Dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les entreprises. L'échec, c'est plutôt celui du mode de développement global, celui qui produit des milliers de chômeurs. Car en matière d'intégration, en Belgique, on a fait ce qu'on a pu. Surtout quand je regarde tous les moyens institutionnels qui sont mis en œuvre. »

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