Les interviews de l’été : Françoise Tulkens

17 Juillet 2013
Critère de discrimination: Racisme

Dans le cadre de la publication '20 ans d'action. 20 regards' (téléchargeable sur ce site fin juillet), vingt ‘témoins’ - juristes, artistes, sociologues, philosophes, (ex-) mandataires du Centre ou simples citoyen-ne-s - reviennent sur les premières missions du Centre.

Aujourd’hui, nous vous présentons, en exclusivité, l’interview de Françoise Tulkens. Professeur et chercheure à l’UCL, elle a notamment passé 14 années à la Cour européenne des droits de l’homme.

Ainsi, elle nous offre un éclairage précieux sur la matière des droits de l’homme et son application. « Je suis très impressionnée par l’évolution de la question des discriminations: il y a des positions adoptées aujourd’hui qu’on n’aurait jamais cru possibles sur ce terrain, il y a vingt ans. »

Deux périodes ont marqué la carrière de Françoise Tulkens: comme professeure et chercheure à l’UCL, ensuite comme juge à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Déjà son attachement aux droits de l’Homme avait motivé son choix d’études, on le retrouve présent dans son engagement  citoyen comme présidente de la Ligue des droits de l’Homme (Communauté française), de 1996 à 1998. À la CEDH, son ambition a été d’amener les États membres signataires de la Convention européenne des droits de l’Homme vers plus de respect de ces droits humains. Après 14 années à Strasbourg, son regard sur la matière des droits de l’Homme et son application donnent un éclairage précieux sur l’évolution d’un corpus de règles essentielles à ses yeux.

C’est l’an dernier que Françoise Tulkens a terminé son dernier mandat comme juge à la Cour européenne à Strasbourg. Elle a passé quatorze années à s’investir dans la défense et l’application des droits fondamentaux. Comme vice-présidente de cette juridiction accessible à près de 800 millions d’Européens, « j’ai exercé cette fonction de juge de manière très intense, ce qui  veut dire qu’il faut aussi prendre distance avec toute forme d’association, toute forme d’engagement militant pour être tout-à-fait impartiale. Je n’ai pas eu autant de contacts avec les réalités de terrain belges que je l’aurais souhaité (je me rattrape aujourd’hui). Mais j’ai été très heureuse d’être utile à la mise en oeuvre des droits de l’Homme par ce biais. Certes le travail à la Cour suppose d’appliquer des raisonnements juridiques classiques basés sur la déduction, le syllogisme (majeure, mineure, conclusion). Mais l’intérêt principal de cette matière est ailleurs: les recours relatifs aux droits fondamentaux impliquent d’entrée de jeu de se situer sur le terrain des réflexions politiques, philosophiques, morales. Que ce soit concernant le droit à l’avortement, l’accouchement sous X, la liberté d’expression, le discours de haine, la torture, les élections libres ou le port du foulard, toutes ces questions sont sous-tendues par des réflexions sociétales incontournables ».

Le travail de la Cour européenne des droits de l’Homme, Françoise Tulkens l’estime essentiel, mais délicat: « Les arrêts de la Cour sont appelés à s’imposer à l’État mis en cause et à être des principes directeurs pour tous les autres États signataires. Cette articulation entre la proclamation d’une série de droits et la mise en oeuvre d’un mécanisme pour en assurer la protection est fondamentale, sans quoi on reste dans le cadre de voeux pieux et ça c’est intolérable. Mais il est clair aussi que chaque arrêt doit être pesé car il a pour vocation d’infléchir la politique de nombreux États qui ont chacun leur sensibilité, leur manière de vivre les évolutions sociétales. Il faut développer à la fois la logique de la conviction et celle de la responsabilité. En effet la Cour est composée de 47 juges, issus de 47 pays qui sont membres du Conseil de l’Europe et qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’Homme. Il faut montrer la voie, imposer la vigilance, parfois aussi forcer des évolutions, tout en étant mesuré pour ne pas ruer inutilement dans les brancards et perdre en crédibilité. »

Faire entrer les droits humains dans les pratiques

Au cours de ses 14 ans de mandat comme magistrate à Strasbourg, la juriste émérite qu’est Françoise Tulkens a pu appréhender une évolution plutôt positive de la matière des droits humains. Selon elle, l’appréhension des traitements inhumains et dégradants appliqués aux conditions de détention a considérablement évolué dans de nombreux pays, tout comme la condamnation de la servitude, de l’esclavage et du travail forcé. Les questions relatives à la vie privée occupent de plus en plus la Cour. La liberté d’expression a été largement analysée et promue. « Je suis aussi très impressionnée par l’évolution de la question des discriminations: il y a des positions adoptées aujourd’hui qu’on n’aurait jamais cru possibles sur ce terrain, il y a vingt ans. Je pense très concrètement à la lutte contre les discriminations indirectes, soit des mesures qui paraissent neutres a priori, mais qui discriminent néanmoins certains groupes. L’exemple des enfants roms en République tchèque est parlant: ces enfants étaient soumis à des tests afin de déterminer le type d’institution scolaire adaptée à leur profil. À l’issue de ces tests, ils étaient systématiquement orientés vers l’enseignement réservé aux personnes handicapées. C’est l’exemple-type de discrimination indirecte basée sur un test d’aptitude apparemment objectif. C’est sur cette base que l’arrêt D.H. et autres c. République tchèque a été rendu, considérant que la ségrégation des enfants roms fondée sur leur origine ethnique constituait une violation du droit à l’accès à l’éducation sans discrimination. En appréhendant ces discriminations indirectes, on va beaucoup plus loin dans la défense des droits fondamentaux. »

Pour cette ex-magistrate qui s’est parfois positionnée par des dissidences, la jurisprudence de la Cour européenne est plus contrastée en ce qui concerne l’immigration et la situation des étrangers. Lors de son mandat à la Cour, Françoise Tulkens s’est trouvée confrontée à des dilemmes: « Je pense au cas de cette jeune Ougandaise, atteinte du Sida, en situation illégale sur le territoire britannique et qui a fait l’objet de l’arrêt N. c. Royaume-Uni du 27 mai 2008. Elle plaidait que son retour en Ouganda entraînerait sa mort irrémédiable, ne pouvant accéder sur place aux médicaments qui pourraient la sauver. La Cour, craignant de donner un signal à une immigration médicale, a considéré que son expulsion vers l’Ouganda ne constituerait pas un traitement inhumain et dégradant, le seuil de gravité n’étant pas atteint. J’étais personnellement en profond désaccord avec cette décision et, avec deux autres collègues, nous avons exprimé une opinion dissidente. » Ce fut également le cas dans l’affaire Leila Sahin c. Turquie où la Cour ne condamna pas la Turquie pour avoir exclu une jeune femme voilée de l’université, alors que la juge Tulkens estimait cette décision comme une atteinte à la liberté de conscience et au droit à l’éducation. Mais, selon elle, certaines autres affaires ont permis de faire évoluer les choses comme M.S.S. contre Belgique et Grèce, condamnant la Belgique pour avoir renvoyé un demandeur d’asile vers la Grèce, nonobstant les mauvais traitements qu’il risquait d’y subir. L’arrêt de la Cour en l’occurrence a permis de mettre en cause le règlement Dublin II, dont l’objectif est de rendre responsable de l’examen d’une demande d’asile le pays Schengen de premier accueil, mais dont les effets pervers sont apparus clairement.

Autre sujet qui mobilise Françoise Tulkens: la question du discours de haine qui lui semble de nouveau de plus en plus présent. « C’est notamment à la suite d’un séminaire organisé par le Centre pour l’égalité des chances sur cette question que j’ai approfondi mes recherches sur le sujet. Dans le cadre du travail de la Cour, il y a deux ans, j’ai eu l’occasion de participer à une rencontre avec des juges de la Cour suprême des États-Unis. La comparaison de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme avec celle de la Cour suprême est très instructive: en effet, la position de cette dernière est beaucoup plus large quant à l’acception de la notion de liberté d’expression, sous-tendue par un libre marché des idées. Côté CEDH, la liberté d’expression est évidemment centrale, mais elle a des limites qu’il faut baliser. Car le risque, c’est quand le discours fait acte. »

Ne pas lâcher le morceau

Comme présidente de la Fondation Roi Baudouin, Françoise Tulkens entend aujourd’hui mettre ses compétences au service de cette institution, avec la ferme intention d’impacter cette fois le travail des associations de terrain. « La question des migrations m’apparaît comme incontournable. La situation des étrangers me préoccupe beaucoup et le climat xénophobe actuel me fait peur. Je suis aussi très préoccupée par la situation de crise économique qui risque de détricoter les droits fondamentaux. Or ce n’est surtout pas le moment de baisser les bras et l’action d’institutions  comme le Centre pour l’égalité des chances ou d’organismes comme la Fondation est essentielle à cet égard. »

De retour en Belgique, elle est aussi très impressionnée par la qualité des intellectuels qui portent leur attention sur les droits humains. Pour Françoise Tulkens, la matière des droits humains est admirablement servie par une génération de juristes quarantenaires: « Que ce soit à l’UCL, à l’ULB, à l’Université Saint-Louis, de Namur ou de Liège , mais aussi à l’UGent, à la KULeuven ou encore à la VUB, d’une manière générale dans toutes les universités, des juristes ont investi cette matière et la font vivre de manière excellente. Par leur travail, ils alimentent la réflexion sur la façon d’appliquer les droits de l’Homme. » Des juristes dont la vocation est née, il y a vingt ans, à l’époque de la création du Centre. Avec pour leitmotiv commun, la nécessité de faire progresser le combat pour les droits humains.

'20 ans d'action. 20 regards. Réflexions sur les premières missions du Centre' sera disponible sur www.diversite.be fin juillet 2013.

Articles comparables

7 Mai 2024

Une directive européenne pour mieux protéger les citoyens contre les discriminations

Unia accueille avec enthousiasme l’adoption de la directive relative aux normes applicables aux "organismes pour l'égalité de traitement" par le Conseil de l’Union européenne ce 7 mai, sous la présidence belge. Il s’agit d’une directive majeure dans le contexte politique actuel car elle fixe des standards pour garantir l’indépendance des organes de promotion de l’égalité tels qu’Unia, leur assurer des ressources suffisantes ainsi que renforcer leur mandat et leurs pouvoirs.

19 Mars 2024

Journée contre le racisme 2024 : focus sur le marché du travail

A l’occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la discrimination raciale 2024, Unia dévoile de nouveaux chiffres sur le racisme. En 2023, nous avons ouvert 670 dossiers en lien avec les critères dits raciaux. Près d’un tiers concernent le domaine de l’emploi. Pour faire baisser ce chiffre, Unia plaide pour une politique obligatoire de prévention des discriminations au travail et un renforcement de l’inspection du travail.