Un·e employeur·se privé·e peut-il·elle invoquer le principe de neutralité ?

Un·e employeur·se dans le secteur privé peut interdire aux travailleur·se·s de porter des signes religieux et convictionnels dans le cadre d’une politique de neutralité, mais uniquement pour les travailleur·se·s dont la mission principale implique un ‘contact visuel’ avec la clientèle et moyennant le respect de quelques conditions strictes.

Qu’est-ce que le principe de neutralité ?

Le principe de neutralité implique que l’État est neutre et que les agents des services publics doivent se comporter de manière neutre : ils doivent traiter tou·te·s les citoyen·ne·s de la même manière. Ce principe est souvent invoqué pour justifier une interdiction des signes philosophiques ou religieux dans la fonction publique.

Contrairement au secteur public, les entreprises commerciales n’exercent pas d’autorité sur la clientèle et ne fournissent pas un service public. C’est pourquoi la réponse à la question de savoir si des entreprises privées peuvent aussi se fonder sur le principe de neutralité pour instaurer une politique de neutralité convictionnelle n’est pas évidente. Plusieurs jugements européens importants se sont récemment penchés sur cette question.

Affaire Eweida : une interdiction générale est excessive

En 2013, la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé dans l’affaire Eweida c. Royaume Uni que la volonté d’un·e employeur·se privé·e de préserver une image neutre pour son entreprise pouvait être un objectif légitime pour restreindre la liberté de religion (art. 9 § 2 CEDH). Toutefois, une interdiction générale de porter des signes religieux est, pour la Cour, une mesure excessive par rapport à l’objectif poursuivi. En effet, l’employeur·se n’a pas pu démontré concrètement que le port de signes religieux avait eu un impact négatif sur l’image de l’entreprise.

Affaire Achbita : une politique de neutralité, mais à des conditions strictes

En 2017, la Cour européenne de Justice a jugé dans l’affaire Achbita qu’une politique de neutralité était admissible en principe pour les entreprises commerciales, mais qu’elle devait être assortie de conditions strictes.

  • En vertu de la liberté d’entreprendre, l’employeur·se peut poursuivre un objectif de neutralité, notamment pour les travailleur·se·s  dont la mission principale implique d’être en contact avec la clientèle de l’employeur·se. À cette première condition, la neutralité peut constituer un objectif légitime.
  • L’obligation faite aux travailleur·se·s de donner à la clientèle une image neutre peut être un moyen approprié pour atteindre cet objectif légitime, mais à condition que cette politique de neutralité soit appliquée de manière cohérente et systématique à tous les travailleur·se·s, quelle que soit leur conviction religieuse, philosophique ou politique. S’il peut par exemple être démontré que certains signes religieux sont visés et d’autres pas (si par exemple le foulard est interdit, mais pas une croix chrétienne), il ne s’agit pas d’une politique cohérente et systématique.
  • Enfin, une politique de neutralité doit aussi être un moyen nécessaire c’est-à-dire que l’interdiction ne peut pas aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire. L’interdiction ne peut donc s’appliquer qu’aux travailleur·se·s dont la mission principale implique un contact visuel avec la clientèle. L’employeur·se doit en outre s’efforcer de trouver une autre fonction pour les travailleur·se·s qui veulent (continuer à) porter des signes religieux. Ceci ne peut pas constituer une charge excessive pour l’employeur·se et il convient aussi de tenir compte des contraintes inhérentes à l’entreprise.

L’employeur·se ne peut donc imposer la neutralité qu’aux travailleur·se·s dont la mission principale implique des contacts visuels avec la clientèle. Ces contacts visuels doivent constituer une partie essentielle de leur travail. Le principe de neutralité ne s’applique pas aux relations entre les collaborateur·rice·s qui travaillent en deuxième ligne et non pas de contacts visuels avec la clientèle. De plus, une politique de neutralité n’est certainement pas une obligation : une entreprise peut donc toujours opter pour une politique inclusive de diversité, autrement dit une politique d’inclusion en donnant à chacun·e une place sur le lieu de travail, quelles que soit son origine, son appartenance ethnique, sa conviction philosophique ou religieuse… et une politique qui laisse les travailleur·se·s libres de porter des signes convictionnels.

Affaire WABE et Müller : l'employeur doit démontrer un besoin véritable

Le 15 juillet 2021, dans l'affaire WABE et Müller, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a réaffirmé qu'une politique de neutralité n’est légitime que si elle s'applique à toutes les croyances religieuses et philosophiques et impose sans distinction à tous les employées et employés une obligation générale de s'habiller de manière neutre. Elle a également rappelé qu'une politique de neutralité constitue un objectif légitime uniquement si l'employeur inclut dans la poursuite de cet objectif seulement les employés qui ont un contact visuel avec les clients.

La CJUE a également précisé que les employeurs qui souhaitent mener une politique de neutralité doivent remplir trois conditions :

  1. Ils doivent démontrer un besoin véritable de poursuivre une politique de neutralité - et donc une distinction indirecte fondée sur la religion ou les convictions - afin de la justifier. Ce besoin ne peut pas tenir compte des demandes discriminatoires des clients, mais plutôt des droits et des attentes légitimes des clients ou des utilisateurs. Un "besoin véritable" peut, par exemple, être une attitude neutre envers les clients ou la volonté d’éviter d'un conflit social. Les employeurs doivent également être en mesure de prouver que, sans la poursuite d'une politique de neutralité, leur liberté d'entreprise serait entravée parce que la nature ou le contexte de leurs activités seraient affectés ;
  2. L'interdiction doit être appliquée de manière cohérente et systématique. Par exemple, il ne peut être interdit aux employés de ne porter que des "grands symboles ostensibles" (tels qu'un foulard, un turban, etc.), car cela constituerait une discrimination directe fondée sur la religion.
  3. L'interdiction doit être proportionnée : elle ne peut aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour permettre à l'employeur d’atteindre l’objectif qu’il poursuit au moyen de la politique de neutralité, à savoir, éviter les conséquences négatives.

Ce qui précède a été confirmé dans un arrêt de la Cour de justice du 13/10/2022 (S.C.R.L.). Cette interprétation vise à encourager la tolérance et le respect, ainsi que l’acceptation d’un plus grand degré de diversité. La politique de neutralité au sein de l’entreprise ne peut être utilisée au détriment de travailleurs qui portent une certaine tenue vestimentaire sur base de leur religion.

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